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vendredi 26 août 2016

Gilles-Gaston Granger en 1955


                                                                        1955

      En 1955, Gilles-Gaston Granger publie ses deux thèses (à l'époque on en faisait deux, une principale et une complémentaire), Méthodologie économique et La mathématique sociale du Marquis de Condorcet. Il y développe les bases de ce qui sera son approche dans une épistémologie des sciences humaines et de l'application des mathématiques aux faits humains, renvoyant dos à dos l'application immodérée de modèles mathématiques sans égard pour l'expérience et l'invocation d'un vécu qui se soustrairait par définition à toute prise conceptuelle. Il dénonce ( ME, p. 181)  les prétentions d'une "raison universelle" et adopte l'idée de son maître Bachelard de rationalismes "régionaux" et "appliqués". Dans son petit Que-sais-je ? sur la raison, paru la même année, il nous dit que "la raison n'est pas cette Minerve décrite par M. Benda". A la même époque ce dernier, dans De quelques constantes de l'esprit humain (1949) avait prôné un "statisme" et un "fixisme" de la raison et de l'esprit scientifique contre toutes les formes de dynamisme et de "mobilisme" post- bergsonien ( dont il trouvait des incarnations aussi bien chez Brunschvicg que chez Rougier et Bachelard). Mais ce que Benda appelait des constantes portait sur les principes les plus généraux de la raison, et non pas sur son incarnation dans différents domaines et au cours de son histoire. Benda parlait encore d'esprit humain, comme Bachelard, Brunschvicg  et Meyerson. Granger refuse de parler d'une méthodologie systématique dans les domaines qu'il étudie et parle déjà de "stratégies" . Il énonce explicitement la distinction de Cavaillès, qui allait devenir une tarte à la crème, entre une philosophie de la conscience et une philosophie du concept, mais appelle à la dépasser par une philosophie des "structures"(p.19).


"Nous croyons que les tâtonnants essais d'application d'une pensée rigoureuse à la connaissance de l'homme, les excès mêmes et les erreurs manifestes qu'ils entraînent, méritent considération. Il est vrai la sociologie ne saurait être révolutionnée par la seule fantaisie, fût-elle géniale, d'un mathématicien. Faut-il admettre qu'elle le sera, ou qu'elle aurait pu l'être, par l'habileté conceptuelle d'une dialecticien..? On expulse les Géomètres au nom de la réalité sociale concrète et du caractère global du fait social. C'est bien. Mais la méthode de Galilée répugnait pour les mêmes raisons aux Théologiens et aux Alchimistes. le succès, même partiel, des Galilée, des Lavoisiers, montre que le fait physique " concret" des Paracelses, des Van Helmonts, n'avait rien à perdre par l'introduction de l'ordre et de la mesure.
   On conclura sans doute de cette comparaison que nous réduisons par avance les sciences du phénomène humain à un physicalisme vulgaire. Point du tout. Nous sommes convaincus de la spécificité des structures sociales et des organisations psychiques. Nous constatons seulement qu'une mathématique "bien tempérée" , adaptée à son objet, est l'instrument indispensable pour l'élaboration d'une science vraiment empirique et vraiment explicative."

   Gilles Gaston Granger, La mathématique sociale du Marquis de Condorcet, PUF 1955



                                                                           1955


                                                                               1955

                                                                  1955


                        Granger, Langage et connaissance, Canal du savoir 1996

                                                                           

dimanche 21 août 2016

Les plages de San Remo




Dans Un régulier dans le siècle, Benda confie le dédain du clerc pour le monde extérieur, en particulier en voyage: " En tant que peu troublé par le monde extérieur, j'ai d'assez beaux états de service. J'habitais San Remo depuis un mois quand on m'apprit que la ville possédait deux plages, et que celle que je voyais de ma fenêtre n'était pas la plus belle" (in La jeunesse d'un clerc, reed Gallimard 1969, p. 160).


   Les deux plages sont assez éloignées l'une de l'autre.



  Benda aurait-il peu manifester aussi peu de curiosité à Sestri Levante, qui a aussi deux plages, mais très proches l'une de l'autre ?





   

dimanche 14 août 2016

Pour le service du culte




                                                        Consolatio philosophiae


   Dans un commentaire au billet précédent, j'ai cité la description que donne Théodule Ribot  en 1877 dans Mind  de la philosophie française contemporaine :

    "Les facultés, en y incluant le Collège de France, ne possèdent que dix-huit chaires de philosophie. Les professeurs sont dans la position assez bizarre de ne pas avoir d'étudiants. Leurs cours sont publics et gratuits, les portes étant ouvertes à tous. Face à une audience changeante, composée en grande partie de gens désoeuvrés, le professeur ne s'aventure pas à aborder des questions sérieuses. Son but est d'amuser plutôt que d'instruire. Avec quelques rares exceptions, la plupart des professeurs, plus spécialement dans les provinces, parlent du progrès, de l'éducation, du droit et des devoirs – des lieux communs qui peuvent être élargis en fonction du langage choisi et sans compromettre l'orateur. En fait, il est surveillé avec une attention vigilante, d'abord par le Préfet et les
représentants de l'état, dans tout ce qui touche la politique, mais par dessus tout par le clergé, dans tout ce qui se rapporte même de loin à la religion. Ainsi les professeurs doivent choisir entre deux choses – un cours sérieux devant des bancs vides ou des lieux communs devant une large audience. Nous devons ajouter qu'à Paris on pense assez que la liberté des professeurs n'est pas beaucoup plus grande.
    La seule institution en France dévolue à l'instruction supérieure qui offre un enseignement philosophique régulier à une audience constante est l'École Normale de Paris. Le propre de cette école est de former des professeurs pour tous les départements de l'instruction. En philosophie, l'éclectisme a ici régné longtemps en souverain absolu, surtout parce que Victor Cousin fut à sa tête pendant de nombreuses années. Vers 1864, une nouvelle influence s'est faite sentir. Lachelier et Fouillée ont introduit les doctrines de Ravaisson, lesquelles ont entraîné un grand enthousiasme parmi les étudiants. Malheureusement, on peut dire de leur doctrine comme celle d'un grand philosophe, ad impellendum satis, ad edocendum parum. Ils n'ont pas donné à leurs étudiants la seule
chose qui instruise – la méthode. Par conséquent nombre d'entre eux ont essayé d'imiter leurs maîtres sans posséder leur talent, et, quoique dépourvus pareillement de connaissances approfondies et de culture scientifique, ils n'ont pas trouvé bon de s'improviser comme métaphysiciens et résoudre ainsi tous les problèmes."

La traduction , parue dans La revue d'histoire des sciences humaines en 2001, est très mauvaise. "Audience" ne veut pas dire "audience" , mais " auditoire", et la dernière phrase est un contresens. Ribot n'y dit évidemment pas que les normaliens n'ont pas trouvé bon de devenir métaphysiciens, mais le contraire :


 
  La situation d'aujourd'hui a peu changé, sauf en proportions. Il y a bien sûr aujourd'hui bien plus de professeurs de philosophie dans l'enseignement supérieur qu'en 1877. Mais les conditions de leur travail et leurs auditoires ont-ils changé ? Les départements de philosophie des universités françaises ont peu d'étudiants. La seule filière professionnalisante étant celle des concours de recrutement de l'enseignement secondaire, peu d'étudiants ont le courage de préparer ces concours dans la solitude ( ils demandent de l'émulation) et avec peu de cours dévolus à cette formation ( très souvent on couple les cours de maîtrise à ceux d'agrégation ou de capes), et la majorité de ceux qui les préparent se tassent dans les amphis des départements parisiens et sorbonaux, seuls à pouvoir offrir la gamme des cours nécessaires.
    A la différence de l'époque de Ribot, les auditoires des "facultés" ( je m'étonne qu'on continue à utiliser ce terme, ou celui de "fac", comme si les gens n'avaient pas assimilé qu'il est censé avoir disparu en 1968 avec la loi Faure) ne sont pas composés d'auditeurs libres de curieux désoeuvrés, puisqu'en principe il faut être inscrit comme étudiant. Mais les auditeurs libres forment encore une partie importante du public de la philosophie, même si le public "libre" s'est répandu dans des lieux supposés eux-mêmes "libres" comme le Collège international de philosophie.
    Même si les étudiants sont supposés entendre des cours spécialisés, ils attendent de la philosophie ce qu'en attend le grand public : un enseignement non technique, supposé parler à tous sans qu'il soit nécessaire de faire de gros efforts de lecture ou de méthode. C'est l'idéal de la philosophie répandu dans les journaux tels que Philosophie magazine, les colonnes des news magazines ou des suppléments de quotidiens, et dans les émissions de radio ou de télévision, dans lesquels on retrouve une liste invariable de spécialistes de la vulgarisation philosophique.
     Les normaliens , comme le notait Ribot, sont devenus métaphysiciens. La métaphysique, laisse-t-il entendre, est le substitut de la religion. Les normaliens d'aujourd'hui font-ils exception?
    Ribot note la surveillance dont sont l'objet les philosophes, sous le second Empire et au delà, de la part des Préfets et des Ministres des Cultes (1) . Il ne fallait pas, à l'époque, menacer l'alliance du trône et de l'autel par l'instauration d'un enseignement jugé positiviste. Mais les inspecteurs  comme Ravaisson, les jurys de l'ENS chargés de recruter de normaliens bien pensants  (Taine en fera l'expérience), se chargeaient de mettre du spirituel là il fallait.

   Aujourd'hui, y a-t-il de la censure sur l'enseignement de la philosophie? Bien entendu pas, au sens littéral du terme. Les professeurs de philosophie sont si jaloux de leur liberté que le moindre changement dans les programmes scolaires provoque des mobilisations comme celles que nous avons connues par vagues successives chaque fois qu'un ministère a nommé un comité chargé d'une quelconque réforme. Tous les rapports (Derrida, Bouveresse, Renaut par exemple) ont été rejetés à la suite de batailles de tranchées. Bien des professeurs de philosophie sont des défenseurs ardents de la laïcité républicaine. La question religieuse ne se pose plus dans les termes où elle se posait en 1877, et où elle se posa plus tard à l'époque de Combes et de la loi de 1905. Mais elle se pose nonobstant. En 2015 le Ministère a lancé le projet d'un "enseignement laïc du fait religieux", et ses troupes ont été supposées se mobiliser autour de ce noble idéal. On se gausse des universités qui, dans les états du Bible Belt aux USA, interdisent l'enseignement de la biologie évolutionniste et ravivent le " procès du singe" de 1925. Mais il n'est pas rare que des élèves contestent en classe l'enseignement de Darwin, et que des avatars des congrégationnistes de l'époque de Ribot se manifestent, sous des formes contemporaines. Il n'est pas rare que les professeurs de philosophie doivent céder à des pressions, qui ne sont plus celles des Préfets et du clergé, pour se préoccuper un peu plus de religion. Mais en fait, bien souvent, ils n'ont pas même besoin de se brider pour le faire. La philosophie populaire, celle qui veut qu'on parle de morale, de bonheur, de vie et de mort, et qu'on fasse de tous les sujets de la vie quotidienne des objets de philosophie , demande aussi que l'on se préoccupe du Sens de la Vie, du Destin, et de Dieu. La pression du religieux est partout, et cette pression exerce sur la philosophie professionnelle une véritable censure indirecte. Le philosophe est sans cesse sommé de ne plus s'occuper de questions "techniques", de logique, d'ontologie , d'épistémologie ou de méta-éthique. La demande philosophique lui demande de traiter des choses d'ici bas, et surtout des choses d'au-delà. Cette demande, qui s'exerçait jadis via les Préfets et les représentants du clergé, s'adresse à présent via les media, qui sont les véritables censeurs d'aujourd'hui. On objectera que pour qu'il y ait censure, il faut des actes particuliers. Mais la pression des medias pour ne traiter que de certains sujets, le refus des journalistes de publier des articles qui contiendraient ne serait-ce que certains termes du vocabulaire philosophique spécialisé, leur rejet de tout ce qui est "universitaire" , ne sont-ils pas la meilleure influence , sans censure explicite? Quand on va voir un éditeur avec un livre spécialisé qui ne soit pas à destination du seul "grand public cultivé" , et qu'il refuse, n'est-ce pas une forme douce de censure?

      La substance même de la philosophie, telle qu'elle est enseignée et pratiquée même par les professionnels de cette discipline, porte sur les questions religieuses. Carl Schmitt et d'autres ont soutenu que les institutions de l'Etat moderne viennent des transpositions des catégories théologiques. C'est une banalité que de dire quela  philosophie contemporaine porte elle aussi la trace des préoccupations et souvent des concepts de la théologie. Même sous ses formes les plus séculières, elle laisse la religion se dessiner en creux. Les oeuvres de Heidegger, de Blumemberg, de Bloch , de Derrida, de Levinas, pour ne citer que celles là, ne parlent en fait que de religion.  L'une des résistances que l'on rencontre souvent face à la philosophie analytique, réputée "technique", "professionnelle", "spécialisée", vient de là. Dans un essai de 2006, repris dans son livre Secular philosophy and religious temperament (Oxford U. Press, 2008) Thomas Nagel  écrit :

"Analytic philosophy as a historical movement has not done much to provide an alternative to the consolations of religion. This is sometimes made a cause for reproach, and for unfavorable comparisons with the continental tradition of the twentieth century, which did not shirk that task. That is one of the reasons that continental philosophy has been better received by the general public: It at least tries to provide nourishment for the soul, the job by which philosophy is supposed to earn its keep."

Les positivistes viennois se voyaient reprocher exactement cela, et leurs objectifs étaient séculiers. Schlick a été assassiné parce qu'il représentait la pensée anti-religieuse par excellence.(3)
       C'est pourquoi quand une fondation, comme Templeton, vient à financer des travaux de philosophie analytique sur les "grandes questions" ( entendez : celles de métaphysique) on se dit qu'un tournant important s'est produit: cette philosophie elle aussi a fini par ne plus essayer de fournir une alternative à la consolation de la religion. La consolatio philosophiae et la consolatio religionis finissent par se rejoindre. On veut de la métaphysique, mais surtout pas de la métaphysique spécialisée et technique. On veut de la métaphysique religieuse. Et on attend de la philosophie analytique qu'elle en produise.(2)

(à suivre)
  
  
  (1) "Un ecclésiastique, dans une église, justifie de la pieuse destination des oboles des fidèles en ces termes: "Pour le service du culte!". Sa voix décroît à mesure qu'il s'éloigne entre les chaises et à la dixième répétition , il est difficile d'entendre autre chose qu'une assez monstrueuse obscénité" ( Jarry, La chandelle verte, in La Plume, 15 fev 1903, "le discours de M. Combes", OCII, Pléiade p. 400)
(2) en fait j'enjolive un peu la mort de Schlick comme me l'a fait remarquer un spécialiste de philosophie autrichienne que je remercie. On trouvera une exposition moins héroïque ici ( Die Presse, 22 mai 2015
 (3) le lecteur qui serait tenté de conclure que j'assimile métaphysique et religion, et que je préconise le bannissement de la métaphysique  se réfèrera au texte publié  ici

                                 Un drôle de paroissien