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lundi 28 mars 2016

viva zapatos



                                                 Pompes et circonstances

    Quoi de plus intime qu’une paire de chaussures ? Plus intime que le slip, la chemise ou le pantalon. Car les chaussures sont notre seul contact avec le monde extérieur et le sol, ce qui nous permet de marcher, de courir, de nous asseoir, de taper sur des balles, appuyer sur des accélérateurs et des pédales. Mais si nous parvenons bien à nous souvenir de ces chaussures à roues que sont les automobiles que nous avons eues dans notre vie, si un séducteur invétéré parvient à se souvenir de ses conquêtes, ou même peut être de nos manteaux, qui se souvient de toutes les paires de chaussures dans lesquelles il a mis les pieds ? Pas moi. Mais quelques-unes ont compté pour moi et j’aimerais leur rendre hommage, tant que je peux encore m’en souvenir.
     Je n’ai aucun souvenir de mes souliers d’enfant, mais j’ai sans doute eu, comme la plupart des bambins des années 50, ce genre de sandales aux pieds.


    La première paire notable dont je me souviens est une paire de baskets noires. Elles montaient très haut sur la cheville, et avaient un rond rouge sur le côté. La semelle, pourtant était très peu épaisse. Je m’en souviens parce que ce sont ces chaussures qu’il fallait avoir pour faire de l’escrime, sport auquel je m’initiais. Le fleuret, le casque, et la livrée blanche de l’escrimeur étaient fournies par le Cercle d’escrime, mais pas les chaussures, qui furent, pour ma famille un poste de dépense important. Par la suite je portai aussi ces baskets pour faire du vélo. A la longue, comme on y suait, elles finirent par puer, ce qui limitait leur usage aux lieux extérieurs. Je dus m’en séparer, mais je ne me souviens plus de ce que je portai ensuite outdoors. Les pataugas ? Je ne crois pas. Des tennis ? Je n’en ai jamais porté. Je crois que tout simplement, ayant cessé de faire du sport, je renonçai aux baskets. 



   La seconde paire était les clarks. Tout le monde au lycée en avait. Je voulus en avoir aussi, pensant que cela favoriserait mon invitation aux surprises parties. C’étaient des chaussures en daim montantes, à lacets, qu’on portait en général sous un jean (cela n’allait pas avec les pantalons droits). C’était assez moche, mais c’était la mode. 


   J’eus ensuite des bottes de cuir, quasiment rouges, mais tirant vers le brun. Ce n’étaient pas des bottes de cheval, car elles étaient souples, plutôt agréables à porter, à condition de pouvoir glisser dedans un jean en velours fin. Comme j’avais par-dessus tout cela un manteau de type « afghan » blanc à la mode, cela me donnait un air de Tchichikov, même s’il y avait rarement de la neige. 


   Quand j’eus vingt ans, mon snobisme s’accrut. J’allai en Angleterre à Oxford, et là je restai en contemplation longtemps devant les les chaussures de chez Ducker and Sons sur Turl Street, avant de pouvoir m’en payer une paire.  J’eus ensuite des dizaines de chaussures anglaises du même genre, mais sans pouvoir retrouver celles-là. ( addendum avril 2014 : Ducker a fermé ! End of the road...)

http://www.the-tls.co.uk/articles/public/tolkiens-tennis-shoes/


   A l’école normale, je vis un jour Althusser porter chez le cordonnier qui se trouvait à l’entrée de la rue Claude Bernard les boots qu’il portait à longueur d’année. Je voulus les mêmes, mais ne les trouvait que plusieurs années après. Les malheurs d’Althusser ne m’avaient pas découragé de porter les mêmes chaussures que lui. 



   J’aimais beaucoup une paire de chaussures dont le bout était quasiment carré trouvée dans un magasin anglais à Grenoble. Je les portai des années. Mais jamais je ne réussis à vraiment retrouver cette forme. 


   J’eus longtemps des spartiates pendant l’été, et des chaussures américaines de style écrase-merde. Bien sûr j’eus des chaussures bateau, des mocassins en daim, des espadrilles etc. Mais rien qui laissât en moi un souvenir podique.


  

vendredi 18 mars 2016

T'es plus dans l'coup, papa





                                                     Hôtel Cayré , Bd Raspail

   Quand Benda revint  à Paris, à l’été 1945, après son “enterrement vif” durant l’occupation qui l’avait conduit de Carcassonne en 1941 à Toulouse en 1944, où il n’avait échappé à la Gestapo que grâce au concours de la résistance communiste, il eut du mal à reprendre sa vie d’avant-guerre (essayons d'imaginer quelqu'un exproprié de son appartement, dont toutes les archives et la bibliothèque avaient été détruites par l'occupant). Il avait 78 ans. Léautaud lui trouve un air de clochard (Journal XVI, 235, cité par Compagnon, Les antimodernes p.351). Mais il se requinque vite. Le même Léautaud ensuite le « voit avec un beau pardessus de drap chiné noir et blanc ».





 Il s’installe à deux pas de la rue Sébastien Bottin, à l’hôtel Cayré à l’entrée du Boulevard Raspail, qui n’a rien d’un garni. On imagine qu’il dînait aux Vieux garçons, 213 Bd Saint Germain.



                           Aux vieux garçons, 213 Bd Saint Germain (le resto a gardé son ancien nom,
                                          mais il a été rebaptisé Aux fins gourmets, les vieux garçons rebutent) 

                                         
                                             Benda, Pour les vieux garçons, Emile Paul 1926 


 On peut penser aussi qu’il s’installe là pour garder le contact avec Gallimard. Il a participé, d’assez loin, mais assez activement par ses publications comme un antisémite sincère, aux Editions de Minuit et au CNE. Toujours dépendant de Paulhan et lié à lui, il va publier chez Gallimard dans les années qui suivent la guerre, La France byzantine, Du style d’idées, De quelques constantes de l’esprit humain. Mais il y avait peut-être une autre raison de son installation à l’hôtel Cayré : c’était jusqu’en 1944 le siège de la Sicherheitspolize (SIPO) : c’est là que le résistant Jean Ayral échappe lui-même à la Gestapo en avril 1943, dans un épisode narré par Joseph Kessel dans L’armée des ombres  et dans le film de Melville. 


               Gerbier-Ayral-Ventura dans le film L'armée des ombres au bureau de la SIPO dans l'Hôtel Cayré
                           (en fait "Majestic" dans le film, autre lieu de la Gestapo, mais la scène eut lieu à Cayré)
                           Pour toute rectification, consulter Patrick Modiano, Dans le  café de la vieillesse perdue

Benda faisait là un clin d’œil à ses quatre ans d’occupation, et narguait les ex-collabos de la rue Sébastien Bottin. Sa vie journalistique reprend, et surtout sa vie politique. Il collabore à L’ordre, et à maints autres journaux qui renaissent à la Libération. Il défend ardemment l’épuration, et approuve tout ce que font les communistes, tout en répétant qu’il ne croit pas un mot au marxisme et s’oppose au matérialisme dialectique. Dans le même temps, il règle ses comptes avec la NRF, et ses relations avec Paulhan s’enveniment, au point qu’en deux ans il a rompu tous les ponts avec son ami, dont il fut le mentor en même temps que ce dernier le considérait plus ou moins comme un père spirituel. Il combat à tout crin l’argument selon lequel les écrivains collaborateurs devraient être graciés parce qu’ils « écrivent bien ». Il fustige Mauriac qui demandait la grâce de Brasillach, en opposant justice et charité. 
    Mais même si le vieillard Benda – qui était déjà un vieillard dans les années 30 - semble en pleine forme après-guerre, sa source se tarit. S’il publie ses livres chez Gallimard, ce sont ceux qu’il a écrits dans sa chambre de Carcassonne pendant la guerre. Ceux qu’il publie après, comme Exercice d’un enterré vif, Du poétique ou Trois idoles romantiques le sont à Genève, et il perd progressivement ses appuis littéraires anciens. Il est passé de mode. L’existentialisme prend toute la place. On raconte que quand Jean Paul Sartre prononce sa fameuse conférence L’existentialisme est un humanisme, en octobre 1945, Benda donne au théâtre de l’Atelier le même soir une conférence sur son livre La France byzantine, auquel Claude Mauriac venait de consacrer un pamphlet outré, La trahison d’un clerc, qui ne parle que de La France byzantine, mais qui suggère aussi en filigrane le passage de Benda à l’ennemi communiste, et règles les comptes du père contre le vieux Benda. La conférence de Sartre eut le succès que l’on sait, narré par Boris Vian. Benda n’eut quasiment personne pour l’écouter, puisque tout le monde était à Sartre. Ce dernier enfonça le clou en 1947 dans Qu’est-ce que la littérature ? où il brocarde Benda. A la même époque Bataille fondait Critique, où en 1948 il publia «  Benda ou le clerc malgré lui » de Paulhan. Bataille fit aussi un compte rendu méchant de l’Exercice d’un enterré vif. A la même époque, Benda put aussi assister à l’ascension de Maurice Blanchot, ex fasciste qui l’avait traîné dans la boue (voir ce blog : http://lafrancebyzantine.blogspot.fr/2014/08/blanchot-et-benda.html ), devenu, grâce à l’approbation de Paulhan, grand prêtre de la littérature pure qu’il fustigeait. Benda se débattit. Il publia Tradition de l’existentialisme en 1948, réaction vigoureuse contre Sartre, Beaufret, Heidegger (dont il voit le nazisme philosophique immédiatement). La conception sartrienne de l’humanisme était justement celle qu’il rejetait dans La trahison des clercs. Mais il avait perdu la partie. Il se retrouvait dans ses attaques contre Sartre l’allié objectif, et bientôt subjectif, de Kanapa.

    L’âge, la fatigue, les conflits politiques aigus de la libération et de l’après-guerre où le temps qui passe, le fait qu’on ne peut pas être au sommet de la vague toute sa vie, expliquent beaucoup le fait que Benda brilla à cette époque de ses derniers feux. Mais il y a une raison plus simple de sa défaite. Quand on quitte Paris, ne serait-ce que pour quelques années, on est très vite plus dans le coup papa. Esse est percipi. On ne voit plus les gens aux dîners. D’autres vous ont remplacés et des jeunes loups montent en graine. Les mille petites relations qui font la « vie littéraire » et éditoriale, qui mettent souvent des années à se conquérir, ont disparu. D’autres viennent, pas nécessairement bons, mais nouveaux, vous remplacer dans le cœur des éditeurs. Un autre système s'est mis en place, dont vous ne faites plus partie. Les esprits ont changé. On ne croit plus aux valeurs éternelles, mais à la contingence historique, on n'est plus libre selon la raison, mais selon son choix, face à un monde qui n'est plus peuplé d'idées, mais d'absurde.  Vous devenez une veille lune. Vous allez voir les éditeurs qui vous avaient accueilli jadis les bras ouverts, mais qui à présent font comme si vous n'existiez pas.  Qui va à la chasse…   Benda pensait sans doute que, les collaborateurs à la NRF une fois éliminés, la vieille garde reviendrait. Mais même s’il percevait très justement les nouvelles modes, et  se battait comme un lion, il était devenu vieux, cette fois réellement. Pire : il constatait, une fois de plus, que tout ce qu'il avait combattu toute sa vie durant était en fait toujours là, revenait sans cesse sous de nouvelles formes, et qu'il avait à jamais perdu la partie. Pire:  quand vous êtes out , non seulement vous n'existez plus, mais vous existez encore, car le meilleur moyen de vous faire disparaître, c'est de de vous pomper et de vous parodier : Sartre prenait des allures de clerc , il était devenu le Benda des zazous!


  Exercice: parmi ces pardessus, lequel à votre avis était celui que Léautaud vit Benda porter en 1945?

Réponse  :  aucun car , vérification faite p. 246 du Journal de Léautaud ( tome XVI), le pardessus en question
est dit "  lui tombe jusqu'aux pieds comme une robe de chambre"