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mardi 1 septembre 2015

Modeste proposition d’une université sans étudiants, par Tagliatesta




 Ce texte a été retrouvé dans les documents posthumes de Federico Tagliatesta. Il était manifestement destiné à figurer dans ses Instructions aux académiques, mais on ignore pourquoi il l'en a retiré. Avec l'accord de sa famille, je le publie ici 
                                                                   A.S. 




                                                                Flannery O'Connor Cartoon


     Tout enseignant qui a passé quelques années dans une université française le sait : l’obstacle principal à sa liberté de recherche et d’enseignement, et partant à l’exercice même de ce qu’il tient à bon droit comme son activité, est constitué par les étudiants. Quand ils sont présents aux cours, ce qui n’arrive guère qu’au moment de la rentrée et à l’époque des examens, où l’on veut s’assurer du minimum pour les obtenir, c’est-à-dire une vague reconnaissance visuelle d’un visage entr'aperçu dans une salle de cours, et au moment des bibliographies données en début d’année, les étudiants sont passifs et inutiles, dans le meilleur des cas fermés dans un griffonnement de notes dont on ne sait ce qu’ils feront. Quant ils sont absents aux cours, on ne les voit dans les couloirs et les bureaux que pour quémander une meilleure note que celle qu’ils ont obtenue, sur la base de quelque certificat médical ou autre prétexte. Quand ils ont atteint le niveau de la recherche, des maîtrises aux doctorat, les étudiants sont encore plus absents. On ne voit les doctorants que quand il s’agit de fournir une attestation pour telle ou telle bourse, et rares sont les séminaires de doctorat où ils apparaissent, et en tous cas pas ceux qui ne sont pas donnés par leur directeurs. Organise-t-on à leur intention une conférence, où un invité étranger prestigieux est appelé à donner un exposé qui ne soit pas « trop technique » de peur de faire fuir les étudiants ? La salle, dans ces cas, reste désespérément vide. Au moment où il s’agit de poser des questions, un silence de plomb s’installe, au point que seul le professeur qui a émis l’invitation semble tenu d’intervenir. Quand la salle n’est pas absolument vide, elle est le plus souvent composée de cette population de non-étudiants autodidactes – retraités, demi-fous qui errent dans les couloirs de nos universités et ont statut de clandestin autorisés – qui ne comprendront pas plus ce dont il s’agit. Tout le monde sait qu’une bonne partie de la population étudiante est ailleurs que dans les universités : une fois accomplie les tâches d’inscription, et obtenus les maigres avantages sociaux que donne le statut d’étudiant, cette population travaille  dans des conditions le plus souvent précaires – qui justifient ensuite l’octroi des quelques bourses ou de petites réparations dues aux fait qu’ils n’ont pu se rendre au cours et ignorent tout ce qui s’y est dit dans l’année. Il y a bien quelques étudiants réguliers, présents, et actifs. Mais ils appartiennent en général à des organisations politiques, et sont si revendicatifs pour avoir les notes auxquelles ils estiment avoir droit, et se tiennent si déchargés des moindres devoirs, qu’il vaut mieux se passer de ces individus revendicatifs et hargneux.
         Pourquoi alors, ne proposerait-on pas une solution élégante, qui aurait l’assentiment de tout le monde, enseignants et étudiants compris : se passer simplement des étudiants dans les universités. Ces derniers y trouveraient leur compte, puisqu’ils n’auraient même plus l’obligation (qu’ils ne respectent de toute façon pas) d’aller aux cours qu’on leur propose. Il suffirait de leur accorder ce qu’ils demandent : leurs diplômes, et leurs avantages sociaux, moyennant leurs droits d’inscription. Quant aux premiers, l’octroi automatique des réussites aux examens libèrerait les enseignants pour leur recherche, et désencombrerait les universités aux périodes chargées où l’on ne parvient pas à trouver de salle. Quant aux seconds, ils continueraient d’assurer le financement des universités, qui leurs confèreraient le statut auxquels ils tiennent. La sélection, leur bête noire, disparaîtrait, puisque tout le monde serait reçu.
         Cette solution est si simple, si limpide, et si aisée à mettre en œuvre que je me demande comment on n’y a pas pensé plus tôt. On notera qu’elle est l’équivalent, pour le monde universitaire, de l’allocation universelle plaidée par nos meilleurs philosophes politiques.
         J’anticipe, cependant, les objections. 1) Quelle serait la valeur de diplômes qu’on accorderait automatiquement à tout le monde ? 2) Comment les enseignants pourraient-ils continuer à enseigner  sans étudiants ? Réponse à 1): la valeur actuelle des diplômes est déjà quasi nulle, même quand on continue à inscrire les étudiants à des cours, et ils le savent. N’auraient-ils pas tout à gagner d’un système qui en plus les délivrerait de la fatigue d’avoir à recopier leurs notes ou de cours ou celles qu’ils ont recopiées déjà d’un de leurs camarades assez naïf pour suivre les cours ? L’expérience montre qu’ils ne lisent pas plus quand on leur donne des bibliographies que quand ils n’en ont pas. Cette mesure n’aurait donc aucun impact sur la librairie ou les bibliothèques. Réponse à 2) : il peut être certes déprimant, dans certains cas, pour un enseignant, de s’adresser à un amphi vide. Mais en quoi la solution préconisée changerait-elle quoi que ce soit à la situation actuelle, où même quand de rares étudiants sont présents, tout se passe comme s’ils n’étaient pas là ? Le temps libéré pour leurs chères études aux professeurs serait une compensation bien suffisante pour la perte des quelques maigres (et bien éphémères) satisfactions que peuvent procurer, ici ou là, un regard vaguement intéressé croisé au sein d’un amphi, ou le sentiment d’avoir, à de rares occasions, fait pénétrer quelque vérité dans une de ces calebasses. Bref, l’absence effective des étudiants dans nos universités n’aurait pas plus d’effets que leur absence virtuelle dans le système actuel. Et de plus elle aurait des avantages non négligeables pour toutes les parties. Songez à l’allègement de travail des administrations, des secrétariats, des résidences universitaires. Et aux gains que ne manquerait pas de faire l’Etat du fait de ces économies ! 3) on objectera, last but not least, que ma proposition revient à payer les professeurs à ne rien faire. Mais je réponds : avec les économies réalisées du fait de l’absence des étudiants, il y aura bien assez de quoi payer les professeurs, et peut être de faire en plus des gains, puisque, comme ils deviendront inutiles, on pourra s’en passer aussi.
         Plus j’y songe, plus ma proposition me paraît de nature à résoudre une grande partie des problèmes posés à notre système universitaireactuel.

4 commentaires:

  1. Il est dommage que l'on accorde presque jamais aux étudiants (si toutefois ce terme désigne effectivement quelque chose), au moins de temps en temps, un minimum de rationalité : 1) la désaffection des cours s'explique peut-être, au moins pour une part, parce que plus souvent qu'autrement, la qualité de ce qui est proposé par les "chercheurs" ne vaut pas le coût 2) les discussions à propos des notes s'expliquent peut-être, au moins en partie, parce qu'elles sont souvent attribuées dans la plus grande arbitrarité 3) supprimer des postes de chercheurs - au moins dans les disciplines littéraires comme la philosophie - permettrait en effet de faire de judicieuses économies. Soyons davantage business like comme dirait l'autre !

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  2. Tagliatesta serait tout à fait d'accord avec vous, si vous le lisez vous verrez...
    AS

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  3. Ah, vous aussi vous en avez marre de pisser dans un violon !

    Ce que vous nous écrivez peut être appliqué aussi aux facultés des sciences plus ou moins dures.

    Vous êtes un peu vache pour les retraités et autres émérites. Ils sont à l'heure, ils sont devant, et le prof invitant fait appel à eux pour poser une question.

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    1. j'ai pissé dans tant de violons que j'ai un cancer de la prostate.
      Plusieurs retraités, professeurs émérites ont jadis sauvé mes cours et conférences à Paris IV. Je dois en effet leur rendre hommage. Mais j'espère que l'amertume de Tagliatesta permet quand même de comprendre que ce garçon italien , même déçu, a eu l'impression d'apprendre quelque chose à la Sorbonne quand il y séjourna, avant sa mort tragique

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